Introduction
«Je perds le
fil», «des yeux de Lynx», «elle joue les Cassandre», «ils tombent dans les bras
de Morphée», «il touche le pactole», «c’est un travail d’Hercule!» : nos
expressions sont si nombreuses que nous en oublions leurs essences mythiques.
La plupart proviennent d’histoires qui ont influencées notre culture en ce qui
a trait à de nombreux domaines, comme les arts. Les mythes se suivent, tant
bien que mal. Ils s’adaptent, se transforment et persistent au fil des années
inlassablement. Pourquoi? S’il y a bien un domaine où les mythes abondent,
c’est celui de l’amour et tout particulièrement,
celui de l’amour tragique. Qui ne connait pas une histoire romantique
s’achevant par la mort de l’un, voire des deux amoureux? Parmi les histoires d’amour
les plus connues et intemporelles, celles que l’on étudie encore de nos jours à
l’école, nous retrouvons immanquablement Roméo
et Juliette ainsi que Tristan et
Iseut.
Le mythe
Avant toute
chose, il est important de définir ce qu’est un mythe littéraire pour ensuite pouvoir
analyser les œuvres. Le mythe littéraire se décline donc ainsi :
Configurations symboliques et
archétypiques qui témoignent de l'universalité de certains comportements
humains, les grands mythes jouissent d'un fondement anthropologique qui les
fait surgir dès les origines de la littérature. Lorsque nous nous référons aux
textes originaires de la culture gréco-latine et de la culture
judéo-chrétienne, nous constatons que, dans les deux cas déjà, les mythes se
sont imposés comme une nécessité organisatrice et structurante. Ils n'ont pas
cessé depuis d'inspirer les littéraires qui, consciemment ou non, les
réactivent dans leurs œuvres soit à travers des structures mythiques
traditionnelles […], soit par des redondances sémantiques
révélant, implicitement ou explicitement, des homologies avec certains mythes
fondamentaux […][1].
Un mythe est
donc un récit intemporel qui, par sa force de persuasion, refait constamment
surface malgré son ancienneté, ce qui le projette par le fait même en avant
dans la littérature. Il inspire constamment les littéraires, qui se
réapproprient des mythèmes ou encore l’histoire au complet[2].
Il est, la plupart du temps, connu de tous et est facilement utilisable dans
les conversations de tous les jours. Cela peut notamment se traduire par
l’entremise d’expressions, comme «c’est son talon d’Achille », le tout
sans forcément savoir ce que cette expression signifie (« qui est Achille? »;
« pourquoi parlons-nous de son talon?»). Dans le cas des mythèmes, ce sont
des références mythiques. Ils sont les plus petits éléments narratifs
signifiant un mythe; ils peuvent être voilés ou non, explicites ou directs. Les
mythèmes sont facilement reconnaissables dans la littérature car ceux-ci peuvent
prendre plusieurs formes témoignant du mythe (évènements, situations, lieux,
objets, décors, personnages, etc.)[3].
Par exemple, si l’amour tragique est un mythème, dans ce cas, il se retrouve
dans Roméo et Juliette, mais aussi dans
Tristan et Iseut.
Tristan et
Iseut
![]() |
Joseph Bédier |
Roméo et
Juliette
![]() |
Portrait de William Shakespeare
|
Deux mythes
Ces histoires
sont toutes deux perçues comme de vrais mythes en matière de littérature
d’amour. Cependant, comment ces deux histoires sont-elles devenues aussi
populaires et importantes? Pourquoi la majorité de la population connait-elle
la tragique histoire des deux couples sans même avoir lu ces deux récits? Ce
texte traitera en outre de quelques pistes de solution pouvant permettre de
répondre à ces interrogations. Le processus menant à la fondation du mythe de l’amour, les différents
facteurs commémoratifs de ces histoires ainsi que quelques raisons expliquant
leur passage prolifique à travers le temps feront par ailleurs partie des
thèmes abordés au cours des prochains paragraphes. Durant l’analyse, nous
allons ainsi pouvoir comprendre l’évolution du mythe amoureux en analysant les
mythèmes communs aux deux œuvres à l’étude, tels la transgression, l’amour
fusionnel, la mort ou encore la fatalité. L’actualisation de ces œuvres, d’hier
à aujourd’hui, complétera par ailleurs le volet « analyse » de ce
texte. En effet, il importe de spécifier que ces deux histoires sont de nos
jours encore analysées en littérature, utilisées dans un cadre scolaire,
vendues dans nombre de librairies et finalement, toutes deux fréquemment et
récemment adaptées au cinéma (Tristan & Yseult de Kevin Reynolds en 2006)
comme en musique (Giulietta & Romeo de Richard
Cocciante en 2007).
L’amour fusionnel,
l’amour coup de foudre
Tristan et Iseut
Tout d’abord, il
va de soi que l’amour passionnel, lorsque celui-ci survient, est un sujet qui
fait parler. À la fois intense, fort, incontrôlable, il est mêlé à une certaine
brutalité et au danger car il n’est ni paisible, ni tranquille[4].
Bref, c’est une véritable décharge d’émotions qui vous traverse dans ces
situations. L’amour passionnel se reflète d’ailleurs très bien au sein de Tristan et Iseut. En effet, dès leur
première rencontre, Tristan et Iseut sont attirés l’un vers l’autre, la tension
du désir entre les amants étant de ce fait palpable du début à la fin du roman.
Les deux amoureux vivent un amour très intense, et ce, notamment en raison de l’attirance
qu’ils avaient l’un pour l’autre dès le départ et également grâce aux effets du
philtre d’amour qu’ils malencontreusement ingérés. Cet amour-passion qui les caractérise est si puissant qu’il dépasse de
ce fait toutes les douleurs, obstacles et autres séparations pouvant diviser
les deux tourtereaux. Le couple se distingue en outre des autres par sa
solidité et sa passion. À la fin du récit, lorsque de mystérieuses ronces poussent
et relient les tombes des amants, celles-ci deviennent par le fait même la
preuve matérielle de l’amour inhabituel que ces deux amoureux ont vécu dès le
moment où ils se sont partagés le philtre d’amour, où l’on retrouvait une
première référence à ces arbrisseaux épineux : […] Il semblait à Tristan qu’une ronce
vivace, aux épines aiguës, aux fleurs odorantes, poussait ses racines dans le
sang de son cœur et par de forts liens enlaçait au beau corps d’Iseut son corps
et tout son désir[5]. Ce lien reste présent jusque dans leur décès et même plus
loin : […] de la tombe de
Tristan jaillit une ronce verte et feuillue, aux forts rameaux, aux fleurs
odorantes, qui, s’élevant par-dessus la chapelle, s’enfonça dans la tombe
d’Iseut (p.153). La puissance extraordinaire de leur amour pousse donc
l’histoire au-delà du réel, en y
ajoutant des ronces surnaturelles qui vont lier le couple à tout jamais. Dans
les deux passages, la ronce s’extrait par ailleurs du corps de Tristan afin
d’aller se lier à celui d’Iseut, comme pour appuyer le fait que leur amour est
unique et que celui-ci est même approuvé
par Dieu (au début comme à la fin du récit, l’évènement se produit dans un
lieu saint, respectivement dans la nef d’une église et à l’intérieur d’une
chapelle). Il pourrait donc s’agir ici d’une
allégorie certifiant le consentement du Seigneur. L’arbrisseau devient donc un
symbole qui réunira le couple par un lien plus fort que la mort, avec ses
épines décourageant quiconque tentera de les séparer. Leur amour passionnel est
voué à être hors norme, car l’amour qu’ils vivent est particulièrement
fusionnel et inconditionnel:
Le philtre et son sortilège rendus ainsi définitivement
caducs, cet amour prédestiné devait se vivre par-delà les normes sociales et
même la condition humaine, puisque le lien d’amour véritable, loin de se
confondre avec le mariage, l’Institution, répond bien plus profondément à une
élection transcendante des âmes.[6]
Voilà donc l’une
des raisons fondamentales voulant que l’histoire de Tristan et Iseut soit un mythe. En effet, nous sommes ici bien loin
de l’histoire d’un amour banal ou encore du couple que l’on voit dans la vie de
tous les jours. Au contraire, cette histoire comporte un amour qui a son propre
langage, sa propre voix, à la fois unique et intense. Lorsque Iseut est séparée
de Tristan, elle se languit énormément de lui : il lui faut dompter, immobile, l’agitation de ses membres et les
tressauts de la fièvre. Elle veut fuir vers Tristan. Il lui semble qu’elle se
lève et qu’elle court jusqu’à la porte (p.55). Ici, l’auteur a mis un
accent particulier sur le fait qu’Iseut veut ardemment rejoindre Tristan, au
point où elle en subit des contrecoups physiques. En effet, il utilise un champ
lexical qui insiste beaucoup sur le « besoin absolu » de cette
dernière, employant des mots tels que dompter,
agitation, tressauts, fièvre, fuir, se lève et court pour
décrire l’état d’Iseut. Enfin, on peut en conclure que cette relation
représente un amour si inhabituel qu’il en devient mythique par sa puissance
peu commune.
Roméo et Juliette
![]() |
Roméo et Juliette par Sir Frank Bernard Dicksee |
La
transgression
Familiale
Tristan et Iseut
Que ce soit
dans Tristan et Iseut ou encore dans Roméo et Juliette, les deux amoureux
font fi du désir de leurs parents qui, à leur époque, ont un code familial
plutôt strict, même si c’est un détail plus marqué chez les personnages
féminins. En effet, pour ce qui est d’Iseut, son père la remet cérémonieusement
à Tristan dans l’unique but que ce dernier la mène au roi de Cornouailles pour
qu’elle devienne reine : Le roi prit
Iseut par la main et demanda à Tristan s’il la conduirait loyalement à son
seigneur[9].
De plus, la mère d’Iseut crée un philtre d’amour pour que le roi Marc et sa
fille vivent leur mariage avec amour et bonheur. Ces facteurs font d’ailleurs clairement
état du choix des parents de marier leur fille au roi, ces derniers ne lui
laissant pas le choix d’argumenter, ni de se rebeller; elle est dans l’obligation
de se marier avec celui qu’ils ont choisi et c’est ce qui rend le choix
d’Iseut, qui est de suivre Tristan, si insolite. Les conséquences des
transgressions commises par le couple se traduisent par l’exclusion sociale et
le bannissement. En effet, lorsqu’à un moment dans le récit, les amoureux
cherchent à fuir plus profondément dans la forêt, le narrateur déclare
même : Que de tortures amour leur
aura causées! (p.84). Ainsi, la transgression est un acte qui va influer
énormément le cours de l’histoire et c’est pour cette raison que ce thème
marque autant le lecteur, car il étonne et chamboule profondément le cours des
choses.
Roméo et Juliette
Dans le cas de
la pièce de théâtre de Shakespeare, Juliette a toujours adopté une attitude de
soumission envers son père. Pourtant, lorsque vient pour elle le temps de lui
affirmer qu’elle veut être avec Roméo, elle transgresse l’autorité paternelle.
La mère de Juliette, Dame Capulet, laisse le soin à sa fille d’annoncer la
nouvelle à son père, car en n’obéissant pas immédiatement, la jeune fille ne se
conforme pas au code familial strict de l’époque. Son refus d’obéir est donc
perçu comme un acte odieux, ce qui explique la colère de Capulet, père de
Juliette :
Capulet
Au diable, petite bagasse! misérable
révoltée! Tu m’entends, rends-toi à l’église jeudi, ou évite de me rencontrer
jamais face à face : ne parle pas, ne réplique pas, ne me réponds pas; mes
doigts me démangent… Femme, nous croyions notre union pauvrement bénie, parce
que Dieu ne nous avait prêté que cette unique enfant; mais, je le vois
maintenant, cette enfant unique était déjà de trop, et nous avons été maudits
en l’ayant. Arrière, éhontée![10]
![]() |
Gravure de Deveria et Boulanger représentant Roméo et Juliette |
Sociale
Tristan et Iseut
À
brûle-pourpoint, il semble bel et bien que les interdits sociaux ne freinent
pas plus les couples des deux récits que les interdits familiaux. En effet,
ceux-ci ne semblent pas se préoccuper outre mesure des convenances et de ce qui
ne se fait pas à ces époques, tel le fait de choisir soi-même son époux. Dans Tristan et Iseut, la transgression
sociale semble plus qu’évidente. Iseut est reine de Cornouailles et femme du
roi Marc, elle commet donc l’adultère en partant vivre dans la forêt avec
Tristan; c’est une trahison de taille dans le contexte de l’histoire, à une époque
où le mariage consacré par l’Église est indissoluble. Elle déshonore de ce fait
le roi qui, jusqu’à maintenant, avait été bon avec elle. En effet, la jeune
femme a bien été accueillie et vit aisément auprès du roi : Iseut a la tendresse du roi Marc, les barons
l’honorent, et ceux de la gente menue la chérissent. Iseut passe le jour dans
ses chambres richement peintes et jonchées de fleurs. Iseut a les nobles
joyaux, les draps de pourpres […][11]. Cette transgression sociale marque
beaucoup, car l’amour du couple les pousse à commettre des actes inacceptables : Paria, ce type d’amour formidable pour les
amants s’avère toujours d’autant plus menaçant pour les autres qu’il remet en
cause les institutions religieuses et sociales et, ne répondant qu’à sa propre
loi, il représente le désordre dans l’ordre établi[12].
Conscient de l’interdiction, Tristan enfreint quand même les règles pour satisfaire
ses désirs égoïstes lorsqu’il se retrouve à dormir sous le même toit que Marc
et Iseut :
Voilà Tristan en grand émoi. De son
lit au lit de Marc il y avait bien la longueur d’une lance. Un désir furieux le
prit de parler à la reine, et il se promit en son cœur que, vers l’aube, si
Marc dormait, il se rapprocherait d’elle. Ah! Dieu! la folle pensée! (p.64)
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Coffret en ivoire reprensentant Tristan et Iseut à la fontaine, épiés par le roi Marc |
Roméo et Juliette
Dans le cas de
Roméo et Juliette, la transgression
sociale est également très marquée, le couple étant contrarié par les règles
sociales de l’époque et, dans le contexte historique du récit, séparé par la
seule évocation de leurs noms de famille. Juliette brave les interdits sociaux en choisissant elle-même son époux. L’usage
voulait que ce soit les prétendants, après une cour plus ou moins assidue, qui
viennent faire leur demande en mariage auprès du père qui disposait comme il
souhaitait de la requête[13].
Dans la pièce, Roméo est très entreprenant envers sa bien-aimée; par contre, il
ne se préoccupe pas du tout des convenances, il ne demande pas la main de
Juliette à son père et entre même à un moment chez les Capulet sans aucune
invitation. Pour lui, leur amour est tel qu’il ne se préoccupe pas de ce que
les gens peuvent penser, sa seule motivation est de pouvoir aimer Juliette
comme il se doit. Ainsi, ces affronts vont marquer le lecteur, de par l’outrage social qui en découle notamment.
Infraction, un synonyme d’exaltation?
Défier les
règles : c’est un jeu dangereux, mais tellement attractif, il est presque
impossible d’y résister et de ne pas y prendre goût, qu’on le veuille ou non. Cela
recouvre non seulement l’amour, mais aussi la désobéissance en général,
notamment celle des jeunes qui font ce qui leur est interdit par simple goût de
défier l’autorité et les normes en place. Dans le cas des deux œuvres à
l’étude, les couples ne peuvent s’empêcher de transgresser les règles. La
clandestinité se veut, dans les deux œuvres mythiques, le paradis de la passion amoureuse. L’infraction à la loi, le défi,
constituent la condition première de l’exaltation amoureuse : les Capulet
et les Montague ont beau se haïr, Roméo et Juliette vont s’aimer. Ce défi se
protège par le secret[14].
Le défi qu’ils doivent relever est si palpitant, si tentant qu’ils ne peuvent y
résister. Ce suspens immortalise donc les deux histoires par son intensité
caractéristique. Bref, un couple impossible est également un couple captivant :
les personnages rejettent les incompatibilités sociales et familiales, ils
souhaitent et parviennent à les vaincre avec une détermination si forte qu’elle
en devient mythique.
La mort
Tristan et Iseut
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La
mort de Tristan,
par Marianne Strokes (1902) |
Roméo et Juliette
Roméo et
Juliette se retrouvent sensiblement dans la même position que Tristan et Iseut.
La mort est présente et rode autour du couple italien du début à la fin. En
fait, Roméo et Juliette étaient destinés à mourir, comme si leur amour était
tellement tourmenté qu’il ne peut
s’épanouir sur terre, tant il est contrarié par la société, les hommes et les
dieux : la solution ultime, la seule issue pour eux est la mort[17].
Pour ainsi dire, la mort se voulait une punition pour leur désobéissance, mais
finalement elle ne laisse pas forcément une mauvaise image du couple : lorsque
Juliette finit par se suicider, elle semble accueillir la mort avec joie et
soulagement. Elle déclare d’ailleurs à ce moment : «Ô heureux poignard!
Voici ton fourreau… (elle se frappe.)»[18].
L’apostrophe et la personnification du poignard dans cette déclaration sont des
figures de style utilisées par Shakespeare qui ont pour conséquence de
renforcer le dramatique de la situation. Juliette interpelle donc l’arme
blanche, lui demandant grâce, comme si elle était son dernier recours, ce qui,
de son propre point de vue, semble être le cas. Ainsi, le désespoir de la jeune
fille est beaucoup plus apparent et le lecteur est encore plus touché par la
mort tragique des deux êtres. L’histoire n’aurait probablement pas perduré si
Roméo et Juliette n’étaient pas morts : en les faisant mourir, Shakespeare
a sauvé le couple pur. Il a pour ainsi dire préservé
la candeur du mariage sous le linceul de la mort, et n’a pas voulu aller, dans
ce texte, au bout de la nuit passionnelle qui est celle du couple durable. Dans
le cas de cette œuvre aussi, les amants meurent l’un pour l’autre par amour,
simplement parce qu’ils sont dans l’impossibilité de vivre sans l’être cher et
c’est un fait d’autant plus marquant pour le lecteur.
Mort ou bien sommeil?
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The Reconciliation of
the Montagues and the Capulets, toile de Lord Frederick Leighton |
La magie […] tient pour moi, par-delà les plis de cette
passion ambivalente, dans l’image d’un amour qui est une mort, mais que nous
persistons pourtant à regarder comme si elle n’était qu’un soleil éternel. Ces
deux corps, ces deux cadavres ne sont pas morts- ils nous rappellent le sommeil
des amoureux, lorsque nous dormons côte à côte ou dans les bras l’un de
l’autre, pour nous préparer à d’autres jeux amoureux, à d’autres combats
érotiques ou sociaux.[20]
Une œuvre
pour notre temps
Gabriel Garcia
Marquez (célèbre auteur colombien) a déjà déclaré qu’il y a dix mille ans de littérature derrière chaque conte que l'on
écrit. Aussi, selon l’hypothèse de Mircéa Eliade (savant roumain et
mythologue), nos récits culturels, et en
particulier le roman moderne, sont des réinvestissements mythologiques plus ou
moins avoués. Ainsi, le poids de tant
de traditions autorise une enquête plus large sur la présence des mythes dans
les textes littéraires, sur leur prégnance dans l'imaginaire individuel et
collectif, sur leurs divers niveaux de sens, de même que la configuration
qu'ils prennent selon les auteurs et les époques[21].
De ce fait, la présence de mythèmes issus des mythes de Tristan et Iseut et de Roméo
et Juliette dans la culture de notre société actuelle est loin de s’avérer un
pur hasard.
Tristan et Iseut
L’histoire de Tristan et Iseut constitue sans
contredit un mythe encore populaire de nos jours, notamment en ce qui a trait à
sa transformation de légende à celle
de mythe. De nombreux auteurs ont d’ailleurs
voulu retranscrire le récit :
Au Moyen Âge, en plus de Béroul et de
Thomas, ces deux grands trouvères anglo-normands qui ont écrits les tout
premiers romans connus de Tristan et
Iseut, le nombre d’interprétation de la légende […] est déjà si important que l’on parle de « deux à trois
générations» d’auteurs divers que se sont succédé du dernier tiers de XIIe
siècle au milieu du XIIIe siècle[22].
![]() |
Le film de Kevin Reynolds, Tristan et Yseult |
Roméo et Juliette
N’étant pas en
reste devant Tristan et Iseut, les
amants italiens Roméo et Juliette demeureront eux aussi indéfiniment dans nos
esprits comme deux êtres amoureux, qui reposent enlacés et en paix pour
toujours :
Roméo et Juliette appartenaient à la
famille Capulet et Montaigue, qui ont véritablement existé […]. De ces êtres de chair Shakespeare a fait des mythes, car
la mort des amants de Vérone a beau être définitive, irrémédiable, on a
l’impression qu’ils sont simplement endormis dans les bras l’un de
l’autre : dans notre imaginaire, leur amour est un défi magique
éternellement lancé à la mort[25].
![]() |
Le film de John Madden, Shakespeare in love |
Au final,
toutes ces adaptations, utilisations de mythèmes et autres références ont pour
conséquence de permettre une
réactualisation perpétuelle des mythes qui est souvent révélatrice des valeurs
d'une époque[27].
Conclusion
Tout compte
fait, nous pouvons déduire de cette analyse que la fondation du
mythe de l’amour tragique dans Roméo et
Juliette de William Shakespeare et Tristan
et Iseut de Joseph Bédier trouve ses origines à de multiples égards. En
effet, il est possible de retrouver des thèmes tels que l’amour passionnel, la
transgression familiale et sociale, la clandestinité ou encore la mort au sein
de ces deux oeuvres. Tous ces détails ont pour conséquence de rendre l’histoire
plus attrayante, palpitante et dramatique, ce qui fait directement réagir le
lecteur en le marquant, en le touchant, en l’émouvant. Une fois habité par les histoires, le lecteur
réfléchit, se reconsidère, en discutant avec son entourage de leur contenu. C’est
ainsi que le fondement du mythe capte ses manifestations initiales. Dans la
même veine, si les gens discutent entre eux de tels récits, ceux-ci seront par
ailleurs beaucoup plus susceptibles d’intégrer ces histoires dans leur vie
quotidienne, dans leurs arts et dans leurs conversations. Cependant, comment se
fait-il que l’amour-passion est un thème qui marque autant notre société, et
ce, siècle après siècle? Ne serions-nous pas secrètement impliqués dans une
course perpétuelle vers le partenaire parfait ?
À la quête d’un amour passionnel si bien représenté par Tristan et Iseut et Roméo et
Juliette? L’histoire des amants,
morts de s’être trop aimés, s’est inscrite, dans un tel idéal […] qu’elle en est
devenue la structure fondatrice, l’archétype de l’amour-passion pour tout
l’Occident : référence, idéelle, de l’Amour absolu[28]. Il serait maintenant intéressant d’analyser le thème de
l’amour et son importance tout au long de l’histoire.
Œuvres à l’étude
- Bédier, Joseph, Tristan et Iseut, coll. «Parcours d’une œuvre», Montréal, Chenelière Éducation, 2001, 262 p.
- Shakespeare, William, Roméo et Juliette, coll. «Le Théâtre de Poche», Paris, Le Livre de Poche, 2009, pages 187 à 195.
Sur Roméo et Juliette
- Fernandès, Isabelle, Roméo et Juliette - W. Shakespeare, Bréal, 1er janvier 2007, 160p.
- Shakespeare, William, Roméo et Juliette, coll. «Le Théâtre de Poche», Paris, Le Livre de Poche, 2009, pages 187 à 195.
Sur Tristan et Iseut
- Bédier, Joseph, Tristan et Iseut, coll. «Parcours d’une œuvre», Montréal, Chenelière Éducation, 2001, 262 p.
- Blain, Michel, Douze mythes qui ont fondé l'Europe: une table ronde de grands récits, coll. «Logiques sociales. Études culturelles», L'Harmattan, 2007, 317 p.
Sur le mythe
- Bricout, Bernadette et Berthier, Philippe, Le regard d'Orphée: les mythes littéraires de l'Occident, coll. Science humaine, Seuil, Paris, 2001, 213 p.
- Cauville, Joëlle et Déléas, Josette, « Fragments orphiques dans Hiroshima mon amour de Marguerite Duras et d'Alain Resnais », Cinéma, 1999, p. 159-173, (consulté le 11 mars 2013).
- Deslauriers, Camille, «Vers une lecture mythocritique des textes littéraires», Québec français, Numéro 164, hiver 2012, p. 42-46, (consulté le 20 mars 2013).
- Émond, Maurice, «Les approches thématique et mythocritique», Québec français, Numéro 65, mars 1987, p. 88-91, (consulté le 20 mars 2013).
- Levasseur, Jean, «Mythocritique, mythanalyse et littérature québécoise», Voix et Images, Volume 19, numéro 3, printemps 1994, p. 636-640, (consulté le 20 mars 2013).
- Rajotte, Pierre, «Mythes, mythocritique et mythanalyse : théorie et parcours», Nuit blanche, le magazine du livre, Numéro 53, 1993, p. 30-32, (consulté le 20 mars 2013).
- Verrette, Matthieu, «Pour une réactualisation de mythe dans Vendredi ou Les limbes du Pacifiques de Michel Tournier», Université du Québec à Montréal, 2006, Montréal, p. 11 à 27, (consulté le 20 mars 2013).
[1] P. Rajotte, «Mythes, mythocritique et
mythanalyse : théorie et parcours», Nuit blanche, le magazine du livre, 1993, p. 30, (consulté le 20 mars
2013).
[2] Loc. cit.
[3]
Deslauriers, Camille, «Vers une lecture mythocritique des textes littéraires», Québec français, Numéro 164, hiver 2012,
p. 42-46, (consulté le 20 mars 2013).
[4] W. Shakespeare, Roméo et Juliette,
p.86.
[5] J. Bédier, Tristan et Iseut, p. 43, (À l’avenir, les références à cette œuvre seront entre parenthèses dans le
texte).
[6] P. Benarrosh, Présentation de l’oeuvre, p. 213.
[7] W. Shakespeare, Roméo et Juliette,
p.35, (À l’avenir, les références à cette œuvre seront entre parenthèses dans
le texte).
[8] I. Fernandès, Roméo et
Juliette - W. Shakespeare, p.89.
[9] J. Bédier, Tristan et Iseut, p. 41, (À l’avenir, les références à cette œuvre seront entre parenthèses dans le
texte).
[10] W. Shakespeare, Roméo et Juliette,
p.82-83, (À l’avenir, les références à cette œuvre seront entre parenthèses
dans le texte).
[11] J. Bédier, Tristan et Iseut, p. 49, (À l’avenir, les références à cette œuvre seront entre parenthèses dans le
texte).
[12] P. Benarrosh, Présentation de l’oeuvre, p. 205.
[13] I. Fernandès, Roméo et Juliette - W. Shakespeare,
p.93.
[14] B. Bricout, Bernadette et P. Berthier, Le regard d'Orphée: les mythes littéraires de l'Occident, 2001, p.88.
[15] P. Benarrosh, Présentation de l’oeuvre, p. 208.
[16] M.Blain, Douze mythes qui ont fondé l'Europe: une
table ronde de grands récits, p. 68-69.
[17] I. Fernandès, Roméo et Juliette - W. Shakespeare,
p.102.
[18] W. Shakespeare, Roméo et Juliette,
p.108, (À l’avenir, les références à cette œuvre seront entre parenthèses dans
le texte).
[19] P. Benarrosh, Présentation de l’oeuvre, p. 209.
[20] B. Bricout, Bernadette et P. Berthier, Le regard d'Orphée: les mythes littéraires de l'Occident, 2001, p.107.
[21] P. Rajotte, «Mythes, mythocritique et
mythanalyse : théorie et parcours», Nuit blanche, le magazine du livre, 1993, p. 30, (consulté le 20 mars
2013).
[22] P. Benarrosh, Présentation de l’oeuvre, p. 183.
[23] Loc.
cit.
[24] Ibid., p. 184.
[25] I. Fernandès, Roméo et Juliette - W. Shakespeare,
p.117.
[26] Ibid., p.118
[27] P. Rajotte, «Mythes, mythocritique et
mythanalyse : théorie et parcours», Nuit blanche, le magazine du livre, 1993, p. 30, (consulté le 20 mars
2013).
[28] P. Benarrosh, Présentation de l’oeuvre, p. 5.